1. INTRODUCTION
La prescription d’un médicament (M) vise au traitement d’un état pathologique donné. Or, le patient peut souffrir d’une autre affection sous-jacente de type insuffisance rénale ou insuffisance hépatique qui peut influencer les paramètres pharmacocinétiques des médicaments.
2. INSUFFISANCE RENALE
- Il s’agit d’une pathologie relativement fréquente qui altère le fonctionnement de tous les organes et donc leur réponse aux traitements.
- En préalable à tout traitement, il faut rechercher une insuffisance rénale (IR), qu’elle soit aigue ou chronique. Le niveau d’IR va conditionner l’adaptation de la posologie et de la chronologie de la prescription médicamenteuse.
- L’évaluation de la fonction rénale se fait par la mesure de la clairance à la créatinine, égale à la filtration glomérulaire.
La formule de Cockcroft et Gault permet le calcul de la filtration glomérulaire en connaissant la créatinémie, l’âge, le poids (kg) et le sexe du malade :
Cl cr (ml/mn) = K x [Poids x (140-âge)]
avec K Homme = 1.23 et K Femme = 1.05
Créatininèmie (µM)
Conséquences : pour les substances à élimination rénale, plus la clairance à la créatinine diminue, plus la demi-vie des médicaments augmente, ce qui peut induire un « cercle vicieux » néphro-toxique.
Certains médicaments sont éliminés principalement par voie biliaire, l’IR n’affecte donc pas leur élimination. Gardons toujours à l’esprit que certains métabolites formés sont actifs ou toxiques et à élimination rénale. Attention à leur accumulation.
Quelques grandes règles à respecter :
• Utiliser, si possible, des substances à élimination biliaire et à index thérapeutique élevé
• Adapter la posologie à la fonction rénale. Pour les médicaments les plus dangereux, une table d’adaptation est donnée dans le Vidal, voir par exemple les aminosides.
3. INSUFFISANCE HEPATIQUE
L’insuffisance hépatique (IH) se définit comme l’incapacité du foie à remplir sa fonction, qui est essentiellement l’élimination de certains déchets, mais également la synthèse de nombreuses substances biologiques indispensables à l’organisme : albumine, cholestérol et facteurs de coagulation. Elle peut résulter de différents états pathologiques tels que les hépatites virales, cirrhose, hépatocarcinome…
3.1. Influence sur la biodisponibilité
• Au cours de l’IH, on observe des anastomoses porto-caves
Conséquences : court-circuit du métabolisme hépatique pré-systémique et donc augmentation de la biodisponibilité de certains médicaments.
Avec les médicaments présentant un effet de premier passage hépatique important, il faudra initier le traitement avec des posologies faibles qui seront ensuite adaptées prudemment en fonction de la réponse thérapeutique
3.2. Influence sur la distribution
L’IH entraîne :
• Une hypoalbuminémie par diminution de synthèse
• Une augmentation de la bilirubine et d’autres substances endogènes
Conséquences : diminution de la liaison aux protéines et donc une augmentation de la fraction libre des médicaments et du volume de distribution.
L’interprétation des monitorages thérapeutiques, basés sur la mesure de la concentration plasmatique totale des M doit être fait avec précaution, surtout pour ceux à forte fixation protéique.
3.3. Influence sur le métabolisme
L’activité hépatocytaire est fortement modifiée au cours de l’IH, ce qui entraîne :
• Une diminution de l’activité enzymatique du foie. Les enzymes de la famille du cytochrome P450 sont surtout concernés car très sensibles à l’anoxie dûe à la baisse de débit sanguin hépatique.
Conséquences : le métabolisme est modifié. Rappelons que la présence d’une circulation collatérale (surtout en cas de cirrhose), diminue l’effet de premier passage hépatique ce qui aboutit à une augmentation de la concentration plasmatique des médicaments.
3.4. Influence sur l’excrétion biliaire
C’est essentiellement la cholestase qui modifie l’excrétion biliaire, peu fréquente en fait, des médicaments.
Devant la complexité des mécanismes résultant de l’atteinte hépatique, il faut éviter d’extrapoler, chez un même patient, le retentissement métabolique observé avec un médicament au comportement d’un autre principe actif.
Il est possible d’envisager une adaptation posologique. Cependant, l’existence d’une variabilité interindividuelle et des pathologies hépatiques diverses rend cette adaptation difficile. Il n’existe pas de règle pour les IH. Il est donc capital de surveiller l’apparition de phénomènes toxiques ou une inefficacité thérapeutique.
Médicaments à forte extraction hépatique dont la clairance dépend du débit sanguin hépatique : propranolol, lignocaïne, désipramine, nortryptyline, alprénolol, aldostérone, hydrocortisone, phénacétine, péthidine, propoxyphène, imipramine
Médicaments à faible extraction hépatique dont la clairance dépend de l’activité hépatocytaire et de la fixation aux proteines plasmatiques : antipyrine, amidopyrine, warfarine, tolbutamide, diazépam, phénylbutazone, diphénylhydantoïne
4. INSUFFISANCE CARDIAQUE
Elle se caractérise par un bas débit tissulaire et des signes de congestion. Les modifications pharmacocinétiques qui surviennent (par exemple l’altération de la fonction rénale) peuvent être dûe à l’âge ou indirectement à une insuffisance cardiaque (IC). L’effet de son traitemnt est donc parfois difficilement prédictible.
4.1. Influence sur l'absorption.
L’hypo-perfusion splanchnique diminue l’absorption digestive des médicaments. Une stase veineuse du système porte freine également l’absorption.
L’hypo-perfusion tissulaire accompagnant l’insuffisance cardiaque peut également ralentir de façon considérable l’absorption des médicaments administrés par voie intramusculaire et/ou sous-cutanée ou par patch. A l’extrême, dans des situations de choc cardiogénique, leur réabsorption est quasi nulle. Pour comprendre ce phénomène, il ne faut pas perdre de vue que les circulations sous-cutanée et musculaire sont les premières « sacrifiées » au profit du flux des organes vitaux dans les situations hémodynamiques critiques. La perfusion intraveineuse est pour cela recommandée dans ces situations de défaillance cardiaque sévère.
4.2. Influence sur la distribution
Les conditions hémodynamiques diminuent les échanges. On observe une diminution du volume de distribution avec la plupart des médicaments donc une élevation des concentrations plasmatiques, notamment lors de la mise en route du traitement. Au plan pratique il est recommandé de diminuer aussi les doses de charge.
5 Métabolisme/Excrétion. Dans l’insuffisance cardiaque, la clairance des médicaments peut être diminuée du fait de l’hypoperfusion des organes excréteurs (foie ou reins) mais également par une altération des capacités métaboliques du foie.
Conséquences : Le retentissement de l’insuffisance cardiaque sur les paramètres pharmacocinétiques est souvent très difficile à prédire. La valeur du débit cardiaque seul n’est pas un paramètre fiable pour faire les adaptations posologiques nécessaires.
La principale recommandation reste donc une grande prudence dans les posologies, essentiellement lors de la mise en route des traitements. En cas de faible index thérapeutique, un monitorage des concentrations plasmatiques est recommandé.
5. IMMUNODEPRESSION
L’état d’immunodépression ne modifie pas par lui-même la pharmacocinétique des médicaments mais il existe souvent d’importantes modifications induites par les effets secondaires des traitements. Il faudra donc faire une adaptation personnalisée des doses (IH, IR cf supra).
Pour les anti-infectieux par contre, il n’y a plus l’appoint de défense immunitaire du sujet qui est nécessaire pour éradiquer toute infection et donc les doses d’antibiotiques, d’antifungiques et d’antiviraux seront plus élevées et administrées plus longtemps (cf traitements médicaux spécifiques).
6. DENUTRITION
Elle est fréquente dans les pathologies cancéreuses, les syndromes inflammatoires intenses, la chirurgie majeure, les septicémies, les traumatismes et les brûlures. Elle concerne aussi les âges extrêmes de la vie dont 85% des patients en maison de retraite. On doit la différencier des carences.
6.1. Modification de la résorption
De nombreux facteurs de la résorption comme le pH gastrique, le débit sanguin intestinal, la perméabilité de l’épithélium digestif, la vidange gastrique, peuvent être affectés dans les 2 sens par la dénutrition et/ou les diverses pathologies intercurrentes des patients.
6.2. Modification de la distribution
La malnutrition provoque une perte de masse grasse et /ou une fonte musculaire. Ceci va affecter le volume de distribution des médicaments lipophiles (barbituriques, fentanyl…) ou hydrophiles (aminosides, digoxine, paracétamol…) avec un risque latent de surdosage surtout pour les molécules à fenêtre thérapeutique étroite.
6.3. Modification du métabolisme hépatique
Les sujets dénutris présentent une forte diminution de la capacité de synthèse protéique et en particulier une diminution de la synthèse des protéines de transport (albumine, alpha-1 glycoprotéine acide). Cette hypoprotéinémie peut entraîner une augmentation de la forme libre du médicament et conduire éventuellement à un effet thérapeutique majoré.
Le métabolisme hépatique est normal ou même augmenté dans les malnutritions faibles à modérées mais souvent très altéré lorsque des signes de malnutrition sévère (œdème) sont présents.
6.4. Modification de l’excrétion rénale
Il a été montré chez des enfants souffrant de kwashiorkor que la demi-vie des médicaments qui se lient faiblement aux protéines est plus longue lors de la dénutrition: ceci peut être dû à une altération du débit sanguin rénal et de la filtration glomérulaire, et surtout à un 3ème comportiment oedèmatique non accessible à une clairance directe. Inversement, pour les médicaments à forte fixation protéique, l’élimination rénale lors de dénutrition est plus rapide du fait de l’hypoalbuminémie.
7. OBESITE PATHOLOGIQUE
L’obésité est définie par un index de masse grasse (Body Mass Index : BMI) supérieur à 30. L’adaptation des doses chez les sujets obèses est particulièrement importante pour les médicaments à fenêtre thérapeutique étroite.
7.1. Modification de la distribution
Chez l’obèse on a une majoration très importante de la masse grasse. En ce qui concerne les médicaments hydrophiles qui se distribuent dans la masse maigre, l’adaptation posologique doit se faire par rapport au poids idéal (calculé par la formule de Lorentz, en fonction du sexe et de la taille) et non par rapport au poids total réel de l’individu.
Attention : Certains médicaments hydrophiles se distribuent aussi dans la masse grasse (antibiotiques et certains anticancéreux). Dans ce cas, l’approche empirique consiste à calculer la dose individualisée à partir de la dose/kg, en additionnant au poids idéal de Lorentz un facteur de correction: Poids = Poids idéal + (facteur correctif x surpoids) avec facteur correctif égale 0,4 pour les aminoglycosides et 0,45 pour les quinolones. Les médicaments qui ont une fenêtre thérapeutique étroite justifient une surveillance directe des concentrations plasmatiques.
Tous les médicaments fortement lipophiles (rémifentanil, certains béta-bloquants) ne se distribuent pas systématiquement dans la masse grasse comme on aurait pu s’y attendre. Dans ce cas, le volume de distribution n’est pas toujours corrélé chez le sujet obèse à l’augmentation du tissu adipeux.
Le problème classique des médicaments très lipophiles qui s’accumulent dans les tissus graisseux (opiacés) est leur relargage massif lors d’un amaigrissement rapide, d’un stress libérant des catécholamines, conduisant à une augmentation importante des concentrations plasmatiques par relarguage.
7.2. Modifications du métabolisme hépatique
Des effets de l’obésité sur certaines isoformes du cytochrome CYP450 ont été rapportés. Ils se traduisent par une diminution d’activité du cytochrome P450 3A4 et une augmentation du CYPE21. Aucun effet de l’obésité sur le CYP450 1A2, 2C9, 2C19 et 2D6 n’a été mis en évidence.
7.3. Modification de l’élimination
Les études montrent que la fonction rénale est diversement affectée par l’obésité. Pas de modofication de l’élimination rénale pour la ciprofloxacine, le lithium et la gentamycine ; augmentation pour la vancomycine.
MEDICAMENT |
OBESE |
NON-OBESE |
Vancomycine
Cyclophosphamide
Lithium
Carbamazépine
Dexfenfluramine
Glibenclamide
Propanolol
Bisoprolol
|
7,2
4,8
25,6
31,0
13,5
15,2
3,4
7,6
|
3,3
8,5
18,7
59,4
17,8
10,0
3,9
8,6
|
Tableau 1. Temps de demi-vie (heures) comparatifs chez l’obèse et le non-obèse.
8. ALCOOLISME
La consommation chronique d’alcool altère le fonctionnement hépatique ainsi que les systèmes nerveux, cardiovasculaire, endocrinien, digestif et immunitaire. Les maladies hépatiques en sont la complication la plus fréquente puisque environ 15 à 30 % des grands buveurs développent une maladie hépatique grave (stéatose évoluant vers l’hépatite chronique, la cirrhose puis l’insuffisance hépato-cellulaire). Les effets aigus ou chroniques toxiques au niveau hépatique de l’alcool modifient la pharmacocinétique des médicaments :
8.1. Modification de la résorption
Le débit sanguin intestinal est modifié par l’hypertension portale. La diminution du pH gastrique et le retard de la vidange gastrique peuvent modifier l’absorption de médicaments sensibles au pH acide (pénicillines, erythromycine). L’alcoolisme chronique augmente les sécrétions gastriques et pancréatiques et atrophie les muqueuses gastriques et intestinales. L’irritation gastro-intestinale induite par l’alcool peut accroître le passage systémique de substances normalement peu ou pas résorbées (aminosides, antihelminthiques). L’alcoolisme entraîne également des lésions de l’intestin grêle avec des diarrhées et une altération de la flore intestinale qui diminuent l’absorption de certains médicaments (levodopa, pivampicilline).
8.2. Modification de la distribution
La composition corporelle peut être modifiée par la perte de poids qui accompagne l’alcoolisme avancé, par une modification des compartiments liquidiens lors d’épanchements, d’ascites et d’oedèmes. L’hypoprotéinémie par atteinte hépatique et/ou la compétition avec des substances endogènes normalement épurées par le foie (bilirubine) augmentent la fraction libre circulante des médicaments à forte liaison protéique avec risque de surdosage : propanolol, phénylbutazone, phénytoïne… Enfin, en modifiant la perméabilité de la barrière hématoencéphalique l’alcool peut favoriser la diffusion de principe actif dans le système nerveux central (diazépam, levodopa, pentobarbital…).
8.3. Modification de la métabolisation hépatique
L’alcool a un effet différent sur le métabolisme hépatique en prise aiguë ou en prise chronique. Chez le buveur occasionnel, l’alcool est un inhibiteur enzymatique par compétition vis à vis de la liaison d’un médicament avec le CYP450 et la demi-vie de nombreux médicaments est ainsi augmentée. Consommé de façon chronique, l’alcool est un faible inducteur des enzymes microsomiales. Il en résulte une augmentation du métabolisme hépatique et une diminution de la demi-vie qui ont été rapportés pour de nombreux médicaments dont la warfarine, les barbituriques, la tolbutamide, certains antiépileptiques (phénytoïne, carbamazépine), le phénobarbital, le méprobamate, les benzodiazépines (diazépam, chlordiazépoxide en administration chronique). Ce phénomène peut varier au sein d’une même classe de médicaments. Par exemple, parmi les béta-bloquants, le propanolol, fortement métabolisé au niveau hépatique est plus rapidement inactivé alors que l’aténolol ou le sotalol qui ont un faible métabolisme hépatique, conservent leur efficacité. L’ingestion chronique d’alcool favorise par induction enzymatique hépatique l’acétylation de nombreux médicaments : on observe avec l’isoniaside une augmentation des dérivés acétylés hépatotoxiques. De même, les capacités de conjugaison naturelles par le gluthation peuvent se trouver saturées en présence d’alcool d’où formation par une voie annexe d’un dérivé hépatotoxique : cas du paracétamol.
L’activité enzymatique du foie, le débit sanguin hépatique et la liaison aux protéines plasmatiques règlent la biotransformation hépatique et ces trois paramètres sont affectés à différents degrés au cours de la maladie :
Cirrhose |
Débit sanguin hépatique |
Masse hépatocellulaire |
Fonction hépatocytaire |
modérée
sévère
|
¯
¯¯
|
« ou
¯
|
«
¯
|
La valeur de la demi-vie du médicament dépendra de l’avancée de la pathologie et du fait que le médicament est à forte ou faible extraction hépatique.
MEDICAMENT |
DEMI-VIE (h) |
|
Témoins Alcoolique chronique |
Antipyrine Méprobamate Pentobarbital Phénytoïne Tolbutamide Warfarine |
15.7 11.7 16.7 9.1 35.1 26.3 23.5 16.3 5.1 2.8 41.1 26.5 |
8.4. Modification de l’élimination
L’excrétion rénale des médicaments est peu modifiée dans l’alcoolisme. Toutefois, lorsqu’il existe une hypoalbuminémie sévère, la fraction libre du médicament (phénytoïne, clofibrate) filtrée par le glomérule augmente. Ces deux mécanismes se conjuguent pour augmenter l’excrétion rénale. Inversement, l’augmentation de la sécrétion d’ADH observée chez l’alcoolique chronique peut réduire l’élimination des médicaments du fait de la rétention d’eau.